Je ne sais pas comment transmettre cette lettre à Votre Excellence. Qui peut prendre la responsabilité de vous la remettre ? Faut-il la déposer à la porte du palais dans une enveloppe sécurisée, comme les lettres administratives ? Ou dois-je l'envoyer via le numéro du directeur de cabinet particulier ? Ou encore, devrais-je la soumettre par l'intermédiaire du maire de la commune de Nebaghiya, en sa qualité de chef de la collectivité locale ?
Monsieur le Président…
Je ne pense pas que cette lettre vous parviendra un jour, et ce pour de nombreuses raisons. En premier lieu, mon absence des centres de décision et des cercles d’influence. Que penseriez-vous, Monsieur, d'une lettre écrite par un paysan lambda, façonné par une nature austère avec ses soleils brûlants et ses vents piquants et furieux ? Comment pourrait-il formuler des lignes courtoises, sobres et romantiques, dignes de votre auguste place ? Deuxièmement, les serviteurs et les courtisans insensés du palais diront que mes lettres sont discordantes, de mauvaise essence et structure, écrites par des doigts rugueux, dépourvues du raffinement et de la beauté requis.
Quoi qu'il en soit, je rédigerai cette lettre à Votre Excellence, en espérant qu'elle parvienne à de bonnes mains, qui sauront vous la remettre, afin que vous puissiez l'ouvrir en toute intimité.
Cette lettre provient d'un paysan né durant des jours de sécheresse dévastatrice, dans une cabane de bois recouverte de bâtonnets de Oum-Roukba (Panicum turgidum), dans un village reculé appelé Boulenoire, faisant partie de la municipalité de Nebaghiya.
Avez-vous entendu parler de ce village oublié derrière les dunes ? Pas du tout. Connaissez-vous un poète nommé Ahmedou Ould Abdelkader, celui qui a rempli le monde et captivé les esprits ? Certainement. Ces lieux étaient les terrains de jeux de sa jeunesse. En plein air, il respirait sa brise rafraîchissante et trouvait refuge à l'ombre de ses arbres chaque fois que “la nouvelle ère” s'en prend à lui avec “ses griffes géantes et sa mondialisation aux crocs acérés”.
Je suis né et j'ai grandi à Boulenoire, ce village niché entre les dunes argentées, dissimulé parmi les bosquets d'acacias, saisonnièrement infestés de “merras”, ces redoutables chenilles prurigineuses. Un village oublié, malgré une riche histoire de lutte et de contributions scientifiques au cours des dernières décennies.
J'y ai vécu loin des lumières vives des villes et de leurs routes pavées. Avec mes pairs, j'ai traversé une vie misérable et une enfance où nos mains, minces et rigides, “tenaient les braises”. Une vie marquée par l'extrême pauvreté mais aussi par la confiance en un avenir meilleur, défiant constamment les difficultés, nombreuses qu'elles étaient !
J'étais un élève de son école qui, avec ses salles érodées, défiait l'isolement absolu. Enfant innocent, mon rêve était de voir chaque soir les lumières des voitures de Saleck, Daballahi et Ould Hemmet, en route vers le village séculaire de Bareina. Chaque soir, je voyais les lumières escalader les collines du nord-ouest, dansent au son des langues de sable qui menaçaient d'avaler les pick-up à quatre roues motrices.
Les jours avancent et Dieu me permet de vivre avec les bédouins nomades qui suivent constamment le mouvement des nuages dans cette zone connue sous le nom d'Al-Oughl, autrement dit les points d'eau de surface. “Sur les traces de nos ancêtres, nous sommes partis en périple”. Nous y sommes allés avec nos montures, établissant nos campements temporaires sur chaque étendue verdoyante. Nous avons passé des jours à Bir El Baraka, Teyib, Touameh, El Afouniyya, L’egueila, Boubakar, Bareina et Nyarkeh… Nous avons nomadisé, pliant et dépliant bagages dans cette région, dont vous n'avez peut-être jamais entendu parler avant le discours du maire de Nebaghiya.
Monsieur le Président…
Al-Oughl est un nom propre reconnu par tous ceux qui ont exploré les recueils de poésie mauritanienne. Elle est la mère cruelle à laquelle ses enfants justes se sont attachés, notamment les grands poètes qui l'ont chérie et qui, en retour, y ont été célébrés pendant des décennies et des siècles. Entre autres : Mohamed Ould Mouhamdi El Alawi, Mouhamed Ould Ebnou El Shakrawy et Aldhib El Hassani.
Malgré sa dureté, sa vieillesse et son visage ridé par les marais et le sable, elle a néanmoins inspiré les poètes, chaque fois qu'ils tournaient leurs regards vers elle et faisaient face à ses vestiges séculaires. Ils s'arrêtaient, dialoguaient avec ses lieux vétustes et se remémoraient “les passions de ses confins sud”. Ses camps de printemps et champs de pâturages sont chantés par tous, même les moins enclins à l'expression.
Les étudiants y tenaient leurs veillées savantes, animées de compétitions poétiques, tantôt en arabe littéraire, tantôt vernaculaire. Les érudits y réalisèrent l'exégèse des ouvrages les plus importants et, dans sa partie orientale, des légions de militants kadihins se sont levées, appelant à la liberté et à la libération. Ils furent les pionniers d'une révolution intellectuelle à une époque où le pays témoignait de disparités criantes entre les êtres humains.
Les habitants de cette règion riche en traditions rêvaient de rompre avec leur isolement. Mon rêve, à moi qui ai parcouru cette terre d'est en ouest -enfant aux pieds nus, adolescent, jeune adulte puis homme aux cheveux gris- était de voir cette route d'un noir d’ébène s'étendre à perte de vue, avec ses tracés blancs nets.
Aujourd'hui, Monsieur le Président, la moitié du rêve est devenue réalité. J'ai vu de mes propres yeux cette route traverser le sable accidenté dans la partie occidentale de la région Al-Oughl, jusqu'à Nebaghiya, village de l'érudit Bah Ould Abdallahi et sa Mahdarah ; une université internationale diversifiée en termes de culture, de science et de langue.
Quelle joie de désenclaver certains villages de la région qui souffraient d'un véritable isolement ! Nous avons été grandement réconfortés par les titres des journaux : “Achèvement des travaux de la voie reliant la route de l'Espoir à Nebaghiya et avancement des travaux sur l'axe Nebaghiya - Bir El Baraka”.
Monsieur le Président, j'ai un rêve.
Après avoir vu se réaliser la moitié de ce rêve, je continue de rêver que la route s'étende à travers le reste de la région jusqu'à son extrémité orientale, en passant notamment par les villages : Boulenoire, Sidratou, Tin-Beniouk, Bousedra, Bir Es-Saada, El Afouniyya, El Maqam, Es-Safa, Niamella, Ribat et Bareina... parmi d’autres.
Mon rêve est que vous interveniez personnellement pour désenclaver cette ancienne zone culturelle accidentée. Ma demande au maire de la commune de Nebaghiya est d'agir avec célérité pour rendre justice à tous les habitants de la commune et briser cet isolement. Cela permettra aux visiteurs et aux archéologues de découvrir les trésors culturels enfouis sous le sable, que les habitants espèrent voir révélés grâce à une intervention chevaleresque.
Moctar Babtah